L'économie sans boussole
Depuis plusieurs mois et à chaque nouvelle annonce de la Réserve Fédérale américaine, une pluie de critiques s’abat sur Ben Bernanke, son président. Depuis la crise, la Fed a abaissé les taux d’emprunt à des niveaux proche de zéro. Elle a accepté les actifs pourris (prêts immobiliers risqués dits subprimes) comme garanties. Elle en accepte pour 40 milliards de dollars par mois. Pour faire simple, elle essaie à tout prix d’encourager les banques à prêter de l’argent aux entreprises et aux particuliers.
Pourquoi la politique de la Fed est-elle inquiétante voire dangereuse pour certains économistes et analystes ? Depuis de nombreux mois, certains sites spécialisés dont le très emblématique et anonyme Zerohedge, tapent dur comme fer sur Ben Bernanke et son action à la tête de la Fed. Ils accusent l’injection massive de liquidités de participer à la création de bulles spéculatives qui risquent de déstabiliser le système financier. Inquièts, investisseurs et chefs d’entreprises freineraient leurs investissements et donc la reprise économique. Pour eux, les taux des obligations d’état américains maintenus artificiellement bas n’encourageraient pas les acteurs politiques à s’entendre pour réduire les déficits. La pression des marchés serait indispensable. C’est ainsi qu’on peut lire sur le site Zerohedge, cette lettre du célèbre investisseur Seth Klarman à propos de Ben Bernanke :
"Tel un singe avec une machine à écrire, il pourrait très bien nous servir du Shakespeare (ou du Adam Smith) de temps en temps. Mais la plupart du temps, cet économiste ne produira que de la mélasse, un mélange de mesures contre-productives qui n'ont pas fait leurs preuves et produisant toute sorte d'effets indésirables. (...) Si l'interventionnisme était le remède pour régler tous nos maux, cela pourrait bien être au prix d'un effet boomerang dangereux et inattendu, la source cachée de déferlements futurs bien plus problématiques."
Dans un communiqué publié la semaine dernière par l’Institut International de la Finance, les grands banquiers de la planète prenaient à leur tour position pour dénoncer les risques des politiques accommodantes :
“Ces conditions - l'assouplissement monétaire et des taux d'intérêt très bas - ne pourront pas durer éternellement, le risque est que les marchés financiers y soient devenus dépendants.(...) Plus on dépendera des liquidités des banques centrales pour tenir le coup, plus grands seront les excès et les distorsions accumulés au sein du système financier. Un éventuel rétablissement de ces excès constituera une série d'événements déstabilisateurs à haut risque.
L’IIF est loin d'être une bande de renégats de la finance. Son conseil d’administration regroupe les dirigeants des plus grandes banques du monde dont Goldman Sachs, Citigroup, Barclays, HSBC, Deutsche Bank, Société Générale, BNP Paribas … Le communiqué de l’IIF ne s’adresse pas uniquement à la Fed mais à l’ensemble des banquiers centraux. Car la Fed n’est pas la seule à injecter massivement des liquidités. La Banque du Japon et la Banque d’Angleterre jouent le même jeu. Même la BCE, d’ordinaire inflexible a finit par mettre en place des mécanismes pour soutenir les banques (LTRO). Les formes d’intervention varient car les problèmes diffèrent mais partout la planche à billets marche à plein.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Boostés par des revenus inattendus dans les années 2000, les gouvernements n’ont pas eu besoin de solliciter leurs banques centrales. Sévèrement touchés après la crise de 2008, ils ont tentés de trouver un moyen d’échapper aux mesures économiques impopulaires de la rigueur en sollicitant des programmes d’assouplissement monétaires auprès des banquiers centraux. Les appels du pied ont été entendus car les résistances politique pour définir des réformes structurelles ses sont révélées extrêmement puissantes. En donnant du temps aux politiques, les banquiers centraux ont finalement perdu une partie de leur indépendance.
Dans un article publié sur le site Project Syndicate, Sylvester Eiffinger et Edin Mujagic, professeurs d’économie à l’Université de Tilburg, rappellent que c’est l’indépendance des banques centrales par rapport aux gouvernements qui a permis de mettre fin à l’inflation des années 60 et 70. L’économie allemande, grâce à l’indépendance de sa banque centrale, fut alors la seule rescapée de ce que l’on appelle la stagflation (récession + inflation). Pour les auteurs de l’article, la crise actuelle a remis en cause ce consensus. L’inflation observée ces dernières années malgré la récession serait peut-être le signe que les temps ont changé et qu’elle pourrait être bientôt de retour.
L’indépendance des banques centrales au cœur du débat économique. Ce qui est sûr c’est que depuis quelques mois, cette question a peut être remplacé celle sur l’austérité dans les échanges entre économistes. La BCE a d’ailleurs lancé récemment un appel à publication sur le sujet. Le site Vox.eu, centre névralgique du débat entre économistes des grandes universités, voit les papiers de recherche sur ce thème se succéder.
Le débat entre la règle et son application ne fait que commencer. En d’autres termes, doit-on maintenir coute que coute la règle d’indépendance des banques centrales ou la récession économique profonde exige-t-elle une gestion au jour le jour et peut-être des programmes inédits d’assouplissement monétaire ?
Derrière le débat sur l’indépendance des banques centrales, on devine que les économistes s’interrogent sur le rôle à donner aux banques centrales. Doivent-elles contrôler l’inflation ? Maintenir la croissance et sauvegarder l’emploi ? Stabiliser les marchés financiers ? Soutenir la demande privée et s’assurer du financement de l’économie ? Beaucoup de questions qui restent ouvertes mais demandent des réponses. Car leur demander de tout gérer, c’est courir le risque qu’elles se dispersent, s’embrouillent et finissent par ne plus rien maîtriser.
La crise de 2008 a poussé les économistes vers des territoires inconnus. Pas à pas ce sont des pans entiers de la théorie économique qui sont à réévaluer. Peut être que c’est là le signe de la modernité. Comme le souligne la philosophe Myriam Revault d’Allones dans son livre « la crise sans fin », la crise n’est pas une fin mais une « façon d’être au monde ». L’individu est contraint de donner forme à son existence : « se produire lui-même ». Cette nécessité, passionnante mais angoissante, génère une étrange coexistence entre créativité et fébrilité. Pour les économistes et les banquiers centraux aussi.
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